Diplomatie de guerre

La problématique de Vichy

Comment peut se réorganiser la diplomatie d’une puissance vaincue  et occupée ?

Les Documents diplomatiques consacrés à la période de la Seconde Guerre mondiale présentent une sélection de documents d’archives du ministère des Affaires étrangères qui éclairent les choix et les difficultés du régime de Vichy face à cette situation inédite.
Trois volumes ont déjà été publiés (1940-1941). Le volume Vichy 1942 est en préparation.

Un exemple

Document 270 (DDF Vichy 1941)
M. HENRY-HAYE, AMBASSADEUR DE FRANCE À WASHINGTON,
À L’AMIRAL DARLAN, VICE-PRÉSIDENT DU CONSEIL, MINISTRE SECRÉTAIRE D’ÉTAT AUX AFFAIRES ÉTRANGÈRES.
T. n° 1342.
Urgent.
Washington, 1er juillet 1941, 22 h. 11. (Reçu : le 3, 0 h. 15)

Je réponds à votre télégramme n° 12541.
M. Sumner Welles, faisant fonction de secrétaire d’État pendant la maladie de M. Cordell Hull, m’a exprimé les très vifs regrets du gouvernement américain de ne pouvoir assurer la protection des intérêts français sur les territoires de l’URSS, le gouvernement fédéral ayant déjà décliné une offre similaire qui lui avait été adressée par Moscou pour la sauvegarde des intérêts russes en France.
Au cours de mon entretien avec M. Sumner Welles qui a été empreint de la plus grande cordialité, le Secrétaire d’État a insisté sur le fait que la réponse négative de son gouvernement n’avait aucun caractère discriminatoire à l’égard de la France et qu’elle était exclusivement dictée par des considérations d’ordre général et notamment par l’incertitude de la situation internationale actuelle².
Guerre 1939-1945, Vichy, Z Europe, URSS, 821 (10GMII/821)

Notes
1 Document non retrouvé.
2 Voir documents nos 263 (dont note 5) et 266. Après la rupture des relations diplomatiques avec l’URSS, le 29 juin, le Département avait donné pour instructions à Gaston Bergery, l’ambassadeur de France à Moscou, de solliciter son homologue américain pour la sauvegarde des intérêts français en URSS (T. nos 206 à 207 de Vichy à Moscou en date du 29 juin). Bergery informe le Département le 30 juin (T. nos 588 à 589 de Moscou) que, contacté en ce sens, M. Steinhardt a répondu qu’il allait consulter son gouvernement. C’est finalement un autre pays neutre, la Turquie, qui accepte de se charger de la protection des intérêts français en URSS (T. n° 1148 d’Ankara en date du 9 juillet 1941, Guerre 1939-1945, Vichy, Z Europe,URSS, 821).

La problématique de la France libre

Comment créer ex nihilo (ou presque) un service diplomatique quand on n’est même pas un gouvernement en exil reconnu par ses Alliés ?

C’est la difficile tâche qui s’impose aux services de la France Libre. Les Documents diplomatiques publient donc séparément une série de documents consacrés à la France libre et qui montrent comment s’organise progressivement cette diplomatie de guerre.
– Le premier volume (juin 1940 – déc. 1941) a été publié en janvier 2023.

Un exemple

Document 28 (DDF France libre Londres 1940-1941)

LORD KERR, MARQUIS DE LOTHIAN, AMBASSADEUR DU ROYAUME-UNI À WASHINGTON,
À LORD HALIFAX, SECRÉTAIRE AU FOREIGN OFFICE1.
T. no 20662. Washington, s.d.
(Reçu : le 7 septembre 19403)

Le correspondant de New York du Daily Telegraph annonce dans un message publié ce matin que les populations de la Martinique et de la Guadeloupe sont anxieuses de se rallier au général de Gaulle et qu’un plébiscite sur cette question aura probablement lieu4. On dit que 90 % de la Martinique veut continuer la guerre à nos côtés. Nous n’avons pas d’informations officielles de ces îles comme nos services consulaires ne sont pas autorisés à fonctionner mais, si le rapport ci-dessus est bien fondé, un développement favorable semble être incessant et le moment semble mûr pour prendre toute action qui serait susceptible de stimuler les sympathisants du général de Gaulle dans le but de se saisir de l’administration de ces îles. Si ce résultat pouvait être obtenu, nous pourrions non seulement prendre possession des avions amenés par le Béarn5 et sauvegarder l’or amené par l’Émile Bertin6, mais également nous éliminerions un centre d’influence hostile ou même d’action ennemie qui, depuis la conclusion de nos accords avec le gouvernement américain, présente un intérêt plus important que jamais. Il semblerait donc que ce serait autant l’intérêt des États-Unis que le nôtre de voir l’autorité du gouvernement de Vichy disparaître des Antilles.
Serait-il possible au gouvernement des États-Unis d’entreprendre une action en sous-main pour inciter le remplacement des autorités de Vichy dans ces îles ? L’expérience acquise en Afrique équatoriale et dans les îles du Pacifique montre que, quand le temps est mûr, il faut très peu de stimulation pour amener un changement d’autorité. La présence des navires de guerre français à la Martinique accroît sans aucun doute la difficulté mais, en cas de crise, l’arrivée opportune d’un navire de guerre américain pourrait résoudre la question favorablement. À moins que vous ne voyez de sérieuses objections, je serais heureux si vous pouviez amorcer cette question avec le gouvernement des États-Unis de la façon qui vous semblera la meilleure.

Guerre 1939-1945, France libre/Londres-Alger (1940-1944), 112 (18GMII/112)

Notes
1. Document transmis aux services de la France libre et sans doute acheminé au général de Gaulle qui, parti pour l’Afrique le 31 août 1940, se trouve à cette date en mer, à bord du Westernland. Mention manuscrite en bas du document : « p.o. Capitaine Lapie ». Autre mention marginale manuscrite : « État d’esprit à la Martinique. Action possible du gouvernement américain ».
2. Numéro d’ordre du Foreign Office. Le document est enregistré par les services de la France libre sous le no RPL/SOT/LA/1069-C.M.
3. Date d’entrée dans les bureaux de la France libre à Londres.
4. La tentative de « plébiscite » pour décider du soutien à Pétain ou à de Gaulle ne s’est pas concrétisée et ces deux îles restent sous le contrôle de Vichy jusqu’en juin-juillet 1943. Cependant, entre 1940 et 1943,
4 à 5 000 Antillais rallient les îles anglaises voisines de la Dominique et de Sainte Lucie où ils rejoignent les Forces françaises combattantes, en passant auparavant par un stage de formation militaire aux États-Unis, au Canada ou en Grande-Bretagne.
5. L’affaire des avions du porte-avion Béarn : voir DDF (1939-1944), 1940-II, documents nos 6, 21, 32, 42, 55 et 323 ; DDF (1939-1944), Vichy, 1941, documents nos 7, 14, 63, 218, 461 (note 1, p. 1079). Les croiseurs Jeanne d’Arc, Émile-Bertin et le porte-avions Béarn avaient été surpris par l’Armistice de juin 1940 sur la route vers Brest après avoir débarqué des réserves d’or à Halifax (Canada), destinées à payer du matériel de guerre américain. L’Émile-Bertin est dérouté sur Fort-de-France le 18 juin, avec une seconde cargaison d’or. Le Béarn et la Jeanne d’Arc sont déroutés sur Casablanca, puis rejoignent également Fort-de-France le 27 juin 1940, où les avions du Béarn ont été mis à terre et désarmés. La France, selon les clauses de l’Armistice avec l’Allemagne, ne devait pas laisser l’escadre des Antilles tomber sous contrôle étranger (art. 5 de la convention). Au moment de l’Armistice, le porte-avion Béarn se trouvait dans les eaux territoriales américaines avec, à son bord, 100 avions dont il venait de prendre livraison aux États-Unis ; 43 provenaient de la marine américaine, 6 étaient destinés au gouvernement belge et 51 avaient été commandés par la commission aéronautique française.
6. Voir la note précédente.